Les jardins

Centre d’art actuel Le Radar, Bayeux, France

JACQUES PY
(Les jardins, 2018)
Les Jardins de Julie Poulain ou le réel à l’épreuve de l’éponge

Ils me font penser à ce peintre de Cervantès
qui, à la demande « Que peignez-vous ? »,
répondait : « Ce qui sortira de mon pinceau ».
Samuel Beckett (1)

l
Au IIe siècle avant notre ère, Sextus Empiricus rapporte cette anecdote à propos du peintre Apelle. Ne parvenant pas à représenter l’écume d’un cheval, l’artiste aurait jeté de colère son éponge sur sa peinture, traduisant ainsi involontairement l’image souhaitée. La pertinence de ce récit subjugue Julie Poulain tant elle s’interroge en permanence sur la réelle maîtrise technique qu’un artiste doit posséder lorsqu’il cherche à avoir autorité sur la matière picturale pour la conformer au modèle qu’il souhaite représenter. Puisqu’elle revendique la peinture figurative dans sa démarche artistique, qu’en est-il de la transcription d’une réalité lorsque, en lieu et place des expériences acquises, le hasard pourra produire la justesse d’une figure au cœur même de son œuvre ? Voilà donc, l’un des mystères de la création qui accorde au fortuit une faculté de révélation équivalente au savoir-faire de l’artiste.

Ainsi, il y aurait deux interprétations possibles du trompe-l’œil, celui qu’exprime un artiste par sa capacité technique à énoncer ce qu’il voit avec une exactitude telle qu’un oiseau en viendrait à picorer les grains du raisin qu’il a représenté – comme l’évoque le récit mythique rapporté par Pline l’Ancien à propos de la virtuosité du peintre Zeuxis – ou bien celui qui, par des effets de matières, fait apparaître cette réalité bien plus qu’elle ne serait traduite avec précision. Dans l’un comme dans l’autre cas, il s’agira toujours de faire illusion auprès du spectateur et ce paradoxalement par similitude aussi bien que par allusion. La question de l’imitation de la réalité, la mimesis, donnée comme l’un des fondements de l’art occidental, serait ainsi bien plus du domaine de la perception que des moyens employés pour y parvenir. Se fondant sur les apparences de la peinture, l’interprétation biomorphique des figures, hyperréalistes aussi bien qu’elliptiques, réactive une encyclopédie mémorielle qui projette ses références vers les formes, figurées aussi bien que potentiellement figurantes. Processus que Claude Lévi-Strauss résuma en affirmant que « l’image est déjà inscrite dans l’architecture de l’esprit » (2).

Présentement abordé par Julie Poulain, le thème des jardins s’inscrit dans une lignée de tableaux bien repérables dans l’Histoire de l’art, depuis les illustrations symboliques de la Bible jusqu’aux représentations contemporaines les plus prosaïques. L’attention portée sur ces espaces cultivés pour le plaisir des sens évolua vers le milieu du XVIIIe siècle, lorsque l’artiste William Kent s’inspirera le premier des peintures de Nicolas Poussin et de Claude Lorrain pour créer des jardins en Angleterre. Cette configuration du motif végétal au regard de la peinture s’implanta progressivement en France jusqu’au siècle suivant, quand des jardins conceptualisés à l’image d’un tableau furent entièrement réalisés dans le but exclusif d’être à leur tour des modèles au service des artistes. Comme les plâtres d’atelier de sculptures antiques, ces paysages recomposés devenaient des motifs d’étude pour des peintres, confirmés ou non. Parmi quelques exemples notoires, il y eut le parc néo-classique du sculpteur Frédéric Lemot à Clisson (3), puis à la fin du XIXe siècle celui, très célèbre, de Claude Monet à Giverny. Sur les lieux de ces jardins conçus à l’aune d’une esthétique picturale revendiquée, les tableaux exécutés sur place préexistaient ainsi naturellement à leur exécution. Aujourd’hui, comme une étape supplémentaire, la peinture figurative de Julie Poulain nous pose la question de l’existence réelle d’un modèle qui aurait inspiré ses œuvres alors même que l’image qu’elle nous donne d’une nature luxuriante s’est développée uniquement par la peinture et ce seulement dans son tableau. Son jardin, qui par définition étymologique s’étend essentiellement dans un espace clos, se limite aux contours de sa toile, sans hors-champ imaginable. Paradoxalement, sa peinture figurative n’existe que dans l’exclusion d’une réalité immédiate à laquelle elle se réfère.

Pour Julie Poulain « la représentation d’un sujet déterminé n’est pas le but auquel tend le tableau mais se révèle et se transforme au cours de son évolution, par résonances, similitudes et analogies, dans le travail de la peinture » (4). L’enregistrement de la gestuelle de son pinceau sur la toile décide des formes d’où naît et se transforme le sujet de son œuvre. Entre ce qui se construit et ce qui se défait, ce qui se dépose et ce qui s’efface, par cette dialectique des actions contraires s’échafaude progressivement un univers autonome, libéré de la réalité mais non de son image mentale. De ces dépositions de traces, de taches, voire de résidus de peinture, l’artiste est la première spectatrice puis l’interprète de ces formes pour en faire naître d’abondantes végétations, des feuillages, des plantes et des fleurs à profusion, certes difficilement identifiables par un botaniste mais bien repérables comme tels. Partiellement confrontée à des grillages ou aux croisillons d’une fenêtre, la nature est canalisée dans son désordre apparent, comme si la liberté d’une écriture picturale renforçait sa vivacité dans une combinaison avec quelques tracés géométriques. Puisque par ces évocations, les jardins du peintre sont des prétextes à des constructions mémorielles, des souvenirs d’enfance peuvent ressurgir et y avoir une place. La tradition picturale parle de staffage lorsque les artistes placent des personnages dans un paysage, de la même manière les tableaux de Julie Poulain deviennent le cadre où s’égarent quelques figures fantomatiques, sans action précise et dont les seules présences énigmatiques dans la fugacité d’un instant et l’intemporalité d’un lieu pourraient nous rappeler encore une fois que « donner à voir, c’est toujours inquiéter le voir, dans son acte, dans son sujet » (5).

(1) Samuel Beckett, La peinture des Van Velde ou Le Monde et Pantalon, Paris, « Cahiers d’Art », 1945 – 1946, p. 356.
(2) Claude Lévi-Strauss, Mythologies, tome 1, « Le cru et le cuit », Paris, Plon, 1964, p. 20.
(3) Sur le site de la vallée de la Sèvre qu’il avait acquis en 1805 à Clisson, le sculpteur Frédéric Lemot façonna un parc à l’image des tableaux de Nicolas Poussin afin d’en faire un décor destiné aux peintres.
(4) Note de l’artiste, 2017.
(5) Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Éditions de Minuit, 1992, p. 51.